OUFLEPO, Kole wa nan desu ka ? (G. Kojima)


Cette scène compte trois personnages :

Un homme japonais.

Une femme française qui est l’épouse de l’homme japonais.

De Saint-Antoine qui est un ami de la famille.

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- L’homme (assez bas) : Ouflepo ? Kole wa nan desu ka ?

- La femme : Qu’est-ce que tu dis ?

- L’homme : Ouflepo, watashi wa rikai shite inai-yo. C’est quoi encore cette musique-là ?

- La femme : Mais ce n’est pas de la musique. Voyons…, ouflepo…, tu sais bien… Je t’en ai plusieurs fois parlé… Ça signifie ouvroir de français langue étrangère potentiel.

(L’homme visiblement heureux feuillette une revue de cinéma consacrée au polar).

- La femme : Tu sais bien… Raymond Queneau, François Le Lionnais, Jacques Roubaud, Georges Perec, …

- L’homme : Ça c’est l’oulipo, l’ouvroir de littérature potentielle, avec aussi Marcel Duchamp, Italo Calvino, François Caradec… François Caradec… Son dictionnaire du français argotique et populaire… et son roman policier, Le Doigt coupé de la rue du bison… J’ai a-do-ré…

- La femme (avec tendresse) : Ça je sais… Toi, dès qu’il y a de l’action, des bandits et des énigmes… Michel Audiard, Claude Chabrol et Yves Boisset… Nos trois premiers rendez-vous…

- L’homme (souriant) : C’est vrai que j’ai toujours beaucoup aimé les histoires de gangsters. Déjà enfant… Ça a commencé avec Rupan Sansei, un manga qui racontait les aventures du petit fils d’Arsène Lupin… Au Japon, quand la télévision a diffusé la version dessin animé, je n’aurais pour rien au monde manqué un seul épisode… J’arrivais de l’école en courant… C’est d’ailleurs aussi comme ça que j’ai commencé à m’intéresser à la France.

- La femme (le taquinant) : Tu espérais y trouver Edgar ou plutôt la jolie Magalie ?

(L’homme ne l’écoute plus depuis déjà un petit moment. Il a le nez dans le dictionnaire.).

- La femme : Mais qu’est-ce que tu fais ?

- L’homme : Chottomatte… chottomatte… Je cherche.

- La femme (dépitée) : Dans ton dictionnaire franco-japonais ?

- L’homme (comme étonné de la question de sa femme) : Et bien oui… (Et reprenant son activité) Ouvroir…, c’est Saiho-shitsu… Potentiel…, c’est Kanōsei… Fle… Ça n’y est pas… Il y a bien ouvroir de littérature potentielle : Senzaï bungaku kōbō, mais pas d’ouflepo...

- La femme (un peu vexée) : Si seulement tu m’écoutais un peu… Et puis, arrête de toujours vouloir tout transposer ainsi… La précision, c’est très bien, mais tu paniques toutes les fois où tu te trouves face à un mot qui te pose problème… Sois plus spontané… Maintenant par exemple, rappelle-toi…, les jeudis…, Paris…, la BNF…

- L’homme (un peu honteux) : Oui…, je sais ça… l’oulipo, l’oulipopo, l’oucipo … Mais quel est le rapport avec ouflepo ?

- La femme (irritée) : Ouh là là… Je t’ai pourtant fait lire plusieurs textes à ce sujet… Ils étaient clairs, très explicatifs, fort bien écrits…

Mais j’y pense, de Saint-Antoine est là ! Il était venu t’apporter un livre de Frédéric Dard mais il a rencontré Berthe Bérurier sur le palier… C’est étonnant qu’il soit toujours avec elle... Cela fait bien une demi-heure… Je vais tout de suite lui dire de venir. Peut-être que lui parviendra à te faire comprendre.

(Faisant entrer un de Saint-Antoine débraillé et quelque peu rougeaud, la femme continue comme si de rien n'était)

Monsieur de Saint-Antoine, peut-être aurez-vous plus de chance que moi… Voulez-vous exposer ce qu’est l’ouflepo à mon mari. Moi, je n’y parviens pas.

(La femme sort)

- De Saint-Antoine (indolent) : Et ben… Toujours pas commode ta bourgeoise… Est furax ! Pourquoi c’fromage ? J’vais t’affranchir moi. C’est quoi ‘xactement qu’tu veux savoir sur l’ouflepo mon gars ?

- L’homme : Subete. Euh… Tout.

- De Saint-Antoine : Ben dis, t’es plutôt du genre gourmand toi ! Enfin, t’es l’patron hein !!! Pour commencer, même si tu t’es d’jà creuvé les yeux dans ton abécédaire, si tu permets, ch’t’en r’mettrai une louchée à ma sauce pour qu’tu sois franch’ment au parfum. Ouvroir c’est comme qui dirait le contraire du violon. Ceuses qui en sont, y boulonnent pourtant dur. En plus, y z’y sont à vioque et même plus que ça à c’qu’y disent. Mais là, y font chauffer leurs méninges comme d’autres leurs cartes bleues, pis y discutaillent pour que rentrer le FLE dans les crânes soit plus bournant et donc plus fastoche.

Le FLE, tu connais… C’est c’que t’as expérimenté à plus de 25 piges quand t’as continué à user tes fonds d’falzars pour essayer de piger comment qu’on cause pis comment qu’on écrit la langue de Molière.

Pis po, c’est c’qu’est pas impossible. Alors, tu voies, les ouflepiens, c’est des mecs pis des nanas qui font des espériences pis qui vérifient si elles sont bonnes ou pas pour apprendre bien le français. Les ouflepiens, y veulent du beau, du bon, pis d’l’efficace.

Ça va ? C’est pas trop zarbi jusqu’à là ?

- L’homme : Non, non, au contraire, maintenant c’est parfaitement limpide. Mais, quand même je souhaiterais approfondir en vous interrogeant sur un certain nombre de points… La contrainte par exemple… Contraindre, sokubaku en japonais, c’est un terme extrêmement puissant et appliqué au FLE…, je ne peux m’empêcher d’éprouver quelques craintes. Les méthodes privilégiées, euh…, appréciées,… enfin défendues par les ouflepiens ne risquent-elles pas de s’avérer particulièrement austères, voire complexes et de ce fait rebutantes ?

- De Saint-Antoine : Là, t’as rien pigé mon pote ; jusqu’au coude que tu te le fourres le doigt dans l’œil fréro… D’abord, permets-moi d’faire un peu d’tri dans ton fourbi.

Primo, ch’te donne mon billet que les ouflepiens, c’est des gonzes qui touchent leur bille en la matière et leur idée de base c’est de surtout pas bassiner le monde avec des théories baveuses qui finissent juste par mettre dans la béchamel.

Secundo, leur vision à ces gens-là, c’est d’faire turbiner les caboches. Y veulent pas d’un public passif. Y veulent pas avoir devant eux des béni-oui-oui. Y veulent de l’interaction comme y z’appellent ça. Et pis, pour ça, y cherchent à créer des activités qui botteraient à tous, des activités qui banniraient l’austérité. C’est pour ça qu’y z’aiment le jeu et les simulations en tout genre. Pourtant, leurs cours à eux-autres mon vieux, c’est pas pour les vachards. Leurs apprentis, y leur demande de bosser dur, fais-moi confiance. Pis y’a d’l’intellectuel dans leurs z’affaires, ça, c’est même quequ’chose qui manque pas.

Enfin, tertio, pour qu’y avancent bien, les ouflepiens pensent qu’y faut pas qu’y soient bloqués par la chocotte leurs bleuzailles à eux. Tu comprends, si tu les a à zéro, rien ne rentre dans le cigare, alors les ouflepiens, y font tout pour les mettre à l’aise leurs stagiaires. Un bath enseignement quoi ! J’pense que si j’avais eu ça moi, aujourd’hui, j’serai, ch’sais pas, au moins… Oh là là… Mais, c’est une aut’question. Maintenant, toi, capito ?

- L’homme : À présent, c’est tout à fait clair... Une autre question perturbe malgré tout ma compréhension… L’ouflepo s’intéressera à quel registre de français ? Uniquement au français standard ?

- De Saint-Antoine : Que nenni l’aminche. Les ouflepiens y z’alpaguent tous les français eux-autres. De celui des aristos à l’argomuche. Tu comprends, y veulent qui soient blindés face à toutes les situations leurs aspirants. Tu crois qui sont agités du bocal ou quoi ? C’est des gens qu’en ont dans la cafetière ! Y savent c’qu’y font. Y les bichonnent leurs novices.

- L’homme : Et concernant les français de spécialité ?

- De Saint-Antoine : Tu m’fais rigoler avec ça, les français de spécialité… Enfin !!! Comment qu’y z’appellent ça dans les hautes sphères ? « Le français sur objectif spécifique », « le français sur objectif universitaire », « le français pour primo-arrivants » et tout l’toutim... Oui, oui, oui… Tous les français, j’te dis,… l’intégralité, la totalité, la somme de tout… tu piges ?

- L’homme : Voilà qui est indubitablement plus net. Une ultime précision me serait toutefois encore utile. Elle a trait aux différences linguistiques observables au sein de l’ensemble de la francophonie. Les ouflepiens s’intéressent-ils également à cette question ?

- De Saint-Antoine : T’es vraiment un sacré drôle de zig toi ! Tu charries ou c’est vrai qu’t’as la tête dure ? Tout le français ou les français, c’est comme ça t’fait plaisir… Ceux de France, comme ceux de la planète entière. Ceux d’Afrique, d’Amérique, d’Asie, d’Europe et d’Océanie... De partout… Dans tous les domaines… Dans tous les cas… C’est pas pour dire, mais t’arriverais presqu’à m’faire perdre mon breton !

En gros, t’as saisi l’concept au moins ?

- L’homme : Certainement oui. Énoncé sous cette forme, c’est tellement plus simple.

Go KOJIMA, Juin 2018.