J.A. RASSIAS (J.M. Caré)
On n’apprend pas, on n’enseigne pas les LE (langues dites étrangères ou secondes) comme on apprend ou on enseigne les langues maternelles. Il y a des manuels, des méthodes conçus à partir de principes spécifiques.
En FLE (français langue étrangère), il y a ceux qui les suivent plus ou moins fidèlement et ceux qui les ignorent et parfois les contestent pour faire «à leur manière», en tout cas autrement. Ces approches, étiquetées humanistes chez les anglo-saxons, alternatives en Allemagne et non conventionnelles chez nous, en France, ont été identifiées et analysées dans des ouvrages de référence. (1)
Parmi ces agitateurs, il y a ceux qui n’hésitent pas à réveiller la loufoquerie, des originaux novateurs, des singuliers, des farfelus, des gens un peu bizarres, à part, qui font des choses cocasses, un peu folles, les fous du FLE, des foufles !
John Arthur RASSIAS 1925-2015†
De parents grecs immigrés, l’américain J.A. Rassias voit le jour à Manchester, dans le New Hampshire. C’est là qu’il passe enfance et adolescence avant de s’enrôler dans les marines et d’aller combattre à Okinawa. Il fera souvent référence à cette période, la jugeant déterminante dans sa formation linguistique et interculturelle. La guerre finie, il reste au Japon au début de l’occupation et va y faire de belles rencontres. Enseignant l’anglais, il entre en contact avec de plus en plus de Japonais avec lesquels il apprend à communiquer et à travailler. C’est en parcourant Sasebo en ruines que son besoin de comprendre ce peuple va être plus fort que la méfiance et la haine accumulées pendant les combats. Sa sympathie pour ces gens en détresse lui fait entrevoir le rôle d’arbitre du langage et l’importance de l’émotion dans la relation à l’autre. C’est de là que vient sa soif d’apprendre. « Car, rien n’est jamais vraiment réel s’il ne nous touche profondément » déclare-t-il dans son livre-programme. (2)
De retour au pays, il reprend ses études et sort diplômé de l’université de Bridgeport. Il va continuer en France où il obtient un doctorat d’état à l’université de Dijon. Il poursuit à la Sorbonne. Au début des années 50, il s’inscrit au cours Simon. Il suivra aussi les cours de l’Institut de Phonétique de Paris et ira compléter ses études à l’université Laval à Québec.
En 1964, il est consultant au Peace Corp pour l’apprentissage des langues à l’international et va diriger le premier programme linguistique pilote en Afrique.
Il est ensuite nommé directeur des programmes de langues à Dartmouth College, une des 9 universités privées du nord-est des Etats Unis faisant partie de la prestigieuse Ivy League. Il commence à expérimenter la méthode d’enseignement qu’il va diffuser en créant le Centre Rassias. Son programme d’enseignement à Dartmouth permet à ses étudiants de compléter leur formation linguistique dans le pays dont ils apprennent la langue. Ce programme, repris par sa fille Hélène, est resté actif en France, de Blois à Arles. Il enseignera aussi l’espagnol à des officiers de police new-yorkais, le japonais à des cadres commerciaux, l’allemand à des skieurs américains pour les préparer à une compétition internationale en Autriche !
En 1978, il est nommé à la tête de la commission des langues étrangères et des études internationales par Jimmy Carter. En I994, il entre au conseil exécutif de l’ALM, association des langues modernes d’Amérique.
Hyperactif, infatigable, à plus de 80 ans, en 2006, il participe encore à la création d’un programme d’apprentissage intensif de l’anglais dans la région de Mexico, au Mexique. Ce partenariat interaméricain est toujours actif et a été étendu au portugais.
LA MÉTHODE RASSIAS :
Pendant toutes ces années à Dartmouth College, comme professeur de français et d’italien, puis comme directeur du programme d’enseignement des LE et fondateur du centre de formation Rassias, il imagine et expérimente une manière bien à lui d’enseigner le FLE, puis d’autres langues.
Rassias, (on se souviendra qu’il a fait le cours Simon) agit avant tout en acteur. Sa classe est un théâtre. Entrer en classe, c’est entrer en scène. Il faut s’y préparer, parfois longuement, minutieusement, chercher l’essence de l’action pour toucher les étudiants : un public à émouvoir. Chaque détail compte, un geste, la voix, un accessoire.
Il y joue, il y fait jouer la vie de tous les jours où les mots, les expressions de la langue cible arrivent sous le coup de l’émotion, cœur à cœur dit-il. Créativité et imagination nécessitent une bonne dose d’enthousiasme. C’est par les sentiments qu’il arrive à lever les inhibitions, à créer cette atmosphère de joie et de liberté qui stimule l’apprentissage. Le renforcement est immédiat.
De courtes phases d’exercices très rapides, des exercices-éclair, comme il les appelle, pour ne pas laisser le temps de penser en anglais, servent à fixer vocabulaire et grammaire. On y alterne la répétition individuelle mais aussi chorale. Comme au théâtre, pour mieux mémoriser, on découpe la phrase en groupes de respiration.
Le jeu théâtral fait une large place à l’inattendu, pour créer la surprise. Chaque classe est un spectacle unique qui doit conquérir son public.
QUELQUES ANECDOTES :
Ce professeur-acteur aura parfois un comportement peu banal. Un de ses exercices favoris, souvenir d’Okinawa, consiste par exemple à bander les yeux d’un étudiant et à demander aux autres de le guider dans un champ de mines avec des tables et des chaises simulant ces dernières mines. Si les étudiants-guides se trompent… C’est la sanction non-verbale, comme on dit dans le jargon ! La démarche fait d’ailleurs penser à la méthode dite réponse physique totale (TPR) développée par James Asher.
Rassias est aussi capable de casser un œuf sur la tête d’un étudiant. Il lance des boulettes dans la classe, arrache sa chemise pour chanter Summertime. Dans les séances de formation, à plus de 80 ans, il lui arrive, pris dans l’action, de lancer sa canne dans le public. Il n’est pas rare de le voir se vider une bouteille d’eau sur la tête après s’être couché par terre pour faire le poisson qui se meurt. On raconte même qu’un jour, dans un de ses séminaires, il apporte de la viande crue qu’il jette sur les participants pour provoquer leurs réactions. Rassias Il était capable de tout en public et disait en riant que cela lui faisait penser à l’exercice d’un culte au sein d’une tribu primitive.
DES TÉMOIGNAGES :
L’homme est assez exceptionnel. C’est une force de la nature qui s’est baladé dans la vie avec le printemps sous ses souliers. Optimiste, curieux de tout, c’est un magicien. Son goût pour l’absurde poussé à l’extrême le pousse à faire le grand plongeon et à prendre tous les risques. Il sait quand ses étudiants ou ses collaborateurs donnent le meilleur d’eux-mêmes et ce qu’il faut leur donner en retour. C’est aussi un grand sensible. Au-delà de sa réputation et de sa réussite, il sait faire preuve d’une grande humilité et témoigner d’un haut degré d’empathie.
« Il m’a appris à sortir de la médiocrité pour m’élever, chercher le meilleur en l’autre et mettre la joie de mes étudiants au centre de tout « dit un de ses stagiaires.
« Il m’a donné de formidables outils pour enseigner les langues « dit un autre.
Tous les témoignages concordent. Humanité et générosité étaient au centre de son travail. Son énergie et son enthousiasme étaient contagieux et c’était une joie pure d’enseigner ou d’apprendre les langues avec lui.
UNE MÉTHODE ?:
«Une méthode est un ensemble de procédés raisonnés pour faire quelque chose.» d’après Le petit Littré. Des pratiques décrites plus haut peut-on tirer des procédés raisonnés et en faire des principes reproductibles ?
• Enseigner cœur à cœur
Le recours conscient et volontaire aux sentiments, jusqu’à l’émotion, est à la base de la démarche. C’est plus une forme d’engagement qu’une technique. Les recherches en neurosciences et en psychologie s’accordent sur le rôle essentiel, négatif ou positif, de l’émotion en milieu scolaire. Ceci est encore plus vrai en classe de langue et en situation de production orale. Rassias cherche à créer une atmosphère de classe paisible, non compétitive, spontanément dynamique, pour obtenir une motivation maximale. Il faut éradiquer chez l’élève les émotions négatives, les inhibitions comme la peur de la faute par exemple.
Enthousiasme, empathie, disponibilité, optimisme, aimer ce que l’on fait et ceux avec qui on le fait, convaincre les autres qu’on croit en eux, ce sont là des qualités humaines exceptionnelles. Cela s’apprend ? Part de l’inné et de l’acquis ? De ce cœur à cœur peut-on faire un principe méthodologique, une pratique reproductible par tous ?
• All the classroom is a stage
Aurait pu dire Rassias, la classe est aussi un grand théâtre. Le recours au jeu, à l’expression dramatique dans l’enseignement des LE n’est certes pas nouveau. Les méthodes SGAV ont eu leur phase de dramatisation et l’approche communicative fera largement appel au jeu de rôle et à la simulation. Mais Rassias intervient là en maître, presqu’en professionnel. Il maîtrise la voix, le corps, les déplacements dans l’espace, la mise en scène, l’essentiel des pratiques théâtrales. Et, il transmet ensuite ces compétences à ses étudiants ou à ses stagiaires.
• Des exercices éclair
Pour le choix des contenus, il fait alterner séquences d’expression dramatique sur des canevas théâtralisés ou simulés (il organise par exemple une conférence de presse où ses étudiants doivent interroger de réels dignitaires étrangers) avec de courtes séquences où il introduit des exercices très rapides pour étudier prononciation, vocabulaire et grammaire.
Les textes qu’il utilise sont le plus souvent littéraires ou font référence à la littérature.
Ces principes ne constituent pas une méthodologie, au sens que ce terme à pris dans les années soixante et soixante-dix avec les méthodes audio-visuelles (MAV ou SGAV). À cette époque, cette méthodologie se développait partout et mettait en place une machinerie didactique lourde, complexe et rigide. Les manuels imposaient aux enseignants et aux élèves des contenus strictement dosés et la manière de les traiter. Le livre dit « du maître » était, dans certaines méthodes, aussi directif et exhaustif qu’une exigeante check-list. Il était peu probable, dans ces conditions, que cette méthodologie s’ouvre à une pédagogie de découverte, faisant appel à la créativité et à l’individualisation de l’enseignement. Francis Debyser dénoncera cette inflation méthodologique en 1973 dans un article qui fera date (3).
Si Rassias semble avoir ignoré cette emprise méthodologique, c’est probablement grâce à une personnalité hors du commun. Il se comporte en artiste, en maître dans cet art d’enseigner que l’on retrouve dans les titres de manuels d’une autre époque où pourtant ce mot avait encore le sens de manière de faire ou méthode. Rassias y ajoute esthétique et éthique. Les qualités requises pour accéder à cette maîtrise sont d’une telle exigence que sa « méthode » originale relève plus d’une véritable initiation que d’une simple formation.
On ne refera donc pas du Rassias mais l’on pourra s’inspirer sans modération de sa philosophie et de son goût pour la mise en scène.
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(1)
• La classe de français autrement, Le Français Dans le Monde, n° 175, février-Mars 1983.
• Dufeu, Bernard : Les Apprentissages non-conventionnels des langues étrangères, Paris, Hachette, Collection F, 1996
• Apprendre les langues étrangères autrement, FDLM Recherches et applications, janvier 1999.
(2)
Rassias, John Arthur : L’Esprit libéré (The Unzipped Mind), une philosophie de l’apprentissage et de l’enseignement.
(3)
Debyser, Francis : La mort du manuel et le déclin de l’illusion méthodologique in Le Français dans le monde n° 100, 1973.
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