Ce que la littérature et les mathématiques ont en commun : Réflexions en chaînes (V. Thivin)

“MUSEROLLE. – Voici la question en deux mots : Z a épousé X et X roucoule avec Y : doit-on le dire à Z ?

LE MARQUIS, qui n’a pas compris. – S’il vous plaît ?

MUSEROLLE. – Je m’explique… Z a épousé X et X roucoule avec Y : doit-on le dire à Z ?

LE MARQUIS. – Ah çà ! Est-ce que vous vous fichez de moi ? C’est pour ça que vous me faites quitter mon déjeuner ? […] Vous venez me poser des problèmes mathématiques quand j’ai des œufs sur le plat qui refroidissent ! […] D’abord, les mathématiques, ça regarde mon premier chancelier, je vais l’appeler. (Remontant) Monsieur Dupaillon, voulez-vous venir un instant ? […]

DUPAILLON, entrant par le fond une serviette au cou. – Qu’y a-t-il ?

LE MARQUIS. – Il s’agit d’une question très délicate… À ce que dit monsieur… X, Y, Z roucoulent ensemble tous les trois…

MUSEROLLE. – Non, permettez…

LE MARQUIS. - Doit-on le dire à Z ?

DUPAILLON. – X, Y, Z… Ceci est de l’algèbre… il n’y a que le notaire qui puisse nous tirer d’embarras… C’est un savant.”

E. Labiche, Doit-on le dire ? (1)


Des signes partagés

- A : Des signes mathématiques dans des textes littéraires !!!

- B : Cela te gêne ?

- A : Un peu car, généralement, les lecteurs sont incapables de saisir le contenu des passages dans lesquels de tels signes se trouvent !

- B : Peu importe. Dans une bonne part d’œuvres fictionnelles, même quand il ne s’agit pas de mathématiques, beaucoup d’informations se rapportant à des domaines particuliers ne demeurent-elles des illustrations que les lecteurs survolent à peine ?

- A : Certes, mais les signes mathématiques…

- B : Quoi les signes mathématiques ? Tu ne vas pas me dire que leur vision t’effraie. As-tu lu Le Comptable indien de D. Leavitt. Ce roman retrace la biographie du mathématicien S. Ramanujan. Les formules rapportées par exemple dans la lettre que le jeune homme a envoyée au déjà réputé G. H. Hardy n’ont pas besoin d’être comprises. Pourtant, elles seraient difficilement supprimables : 

     “Pas de détails. Pas de démonstrations. Rien que des formules et des croquis. Dans lesquelles [S. Ramanujan] se perd presque complètement – c’est-à-dire, si c’est faux, [G. H. Hardy] ne voit absolument pas comment déterminer pourquoi. Il n’a jamais vu de mathématiques pareilles. Il y a là des assertions qui le déconcertent totalement. Par exemple, que penser de ceci ?

     Cet énoncé est dément. Et pourtant, ça et là, au milieu d’équations incompréhensibles, de théorèmes insensés étayés par rien, il y a des fragments qui se tiennent – suffisamment nombreux pour qu’il continue à lire. Par exemple, il reconnaît certaines séries infinies. La première, fameuse pour sa simplicité et sa beauté, Bauer l’a publiée en 1859.

     Mais est-il possible que ce Ramanujan, ce comptable qui se présente lui-même comme un inculte, ait pu tomber sur ces séries ? A-t-il pu découvrir cela tout seul ? En voici une autre qu’il n’a jamais vue de sa vie. Elle a quelque chose de poétique :

- A : Tu aurais d’autres exemples ?

- B : Bien sûr. G. Perec insère aussi régulièrement dans ses œuvres des fragments entiers de textes mathématiques. Regarde :  

- A : Oh la la !

- B : Ne panique pas ! Je viens de te l’expliquer ; la compréhension de ces énoncés n’apporte rien de plus aux textes.

- A : Alors pourquoi G. Perec a-t-il chargé ses pages de tels signes ?

- B : Certainement pour faire sentir aux lecteurs ne connaissant pas la majorité de ces signes, que les mathématiques sont, comme l’exprime R. Queneau dans Odile (3) un langage qui s’énonce et s’écrit.

- A : En résumé, ce que veulent réellement dire les signes mathématiques, en littérature, ça n’a pas d’importance.

- B : Attention, il ne faut pas non plus systématiser.

- A : Alors, j’en reviens à ma question du début, si l’on ne connait pas ces signes, que doit-on faire ?

- B : Si la compréhension des signes lisibles dans un texte littéraire est nécessaire, en général, les auteurs expliquent ces derniers.

- A : Vraiment ?

- B : Bien sûr, et pour te prouver cela, continuons avec un autre oulipien. Dans une des premières pages d’ϵ, J. Roubaud donne la signification de plusieurs signes mathématiques (4) :

- A : Dans cette œuvre, la compréhension de ces signes est donc indispensable ?

- B : Et comment ! Placés en début de parties ou sous-parties, ils précisent à chaque fois la contrainte sous laquelle le poète s’est placé pour écrire.

- A : Je vois. Mais dis-moi, chez d’autres auteurs, ces signes ne sont pas montrés, mais analysés n’est-ce pas ?

- B : Tout à fait. Je parie que tu penses à E. Guillevic qui, dans le poème « Point » s’est arrangé pour que le signe se définisse lui-même ?

- A : Je songeais plutôt à R. Desnos et à son poème « Par un point situé sur un plan… ». Cela dit, dans cette œuvre, R. Desnos oppose la définition traditionnelle proposée par les mathématiciens à la sienne qui prend en considération une multitude de points et qui, du coup, lui permet de faire se rejoindre tout l’univers. (5)

- B : Oui. Et dans un mouvement quasi inverse, l’univers avant le « big bang » est le sujet de la nouvelle « Tout en un point » lisible dans Cosmicomics d’I. Calvino.

- A : Les propos tenus à cet endroit concernant le point duquel tout est né, se rapportent quand même un peu moins directement aux mathématiques.

- B : Cela est vrai. Pourtant, cette science n’est pas exclue de la fiction et nombre de réflexions de Qfwfq définissent ce qu’est un point. (6)

- A : D’autres signes ont-ils autant intéressé les auteurs ?

- B : π.

- A : La lettre grecque ? Je ne m’en suis jamais rendu compte. C’est bien curieux ! Enfin, c’est là au moins un signe dont chacun a plus ou moins idée de la signification.

- B : Cela est incontestable. En revanche, le nombre irrationnel que π symbolise est difficile à retenir et beaucoup de poèmes consacrés à cette lettre n’ont d’autres fins que mnémotechniques.

- A : Et ces poèmes sont de bonne facture ?

- B : Leur caractère utilitaire ne nuit habituellement pas à leur esthétisme. Maintenant, si tu préfères autre chose, je te recommanderai la lecture de « La quadrature du cercle à Parme ou le sfumato des mathématiques » de M. Butor.

- A : Pourquoi ce poème en particulier ?

- B : Dans cette œuvre, sans nommer π, ni les chiffres qui le composent, le poète évoque Archimède, décrit l’apparence de la lettre grecque et suggère l’utilité du chiffre qu’elle signifie. Le premier sizain de ce poème permettra de t’en faire une idée :

“Le grec qui s’interrogeait à l’ombre des colonnes

de quelque temple dédié aux déesses de la mesure

au bord de la mer transparente sur la distance

entre deux retours de la même irrégularité

scandant la trace d’une roue de char sur le sable

par rapport à l’un de ses rayons […]” (7).

- A : Là en effet, nous sommes loin des textes destinés à initier les enfants aux mathématiques.

- B : Tes propos laissent entendre que tu juges immanquablement médiocres les textes de cette nature. Il est vrai que je ne t’ai jusque-là pas cité d’œuvres qui auraient pu te faire changer d’avis. Cet extrait de « Fête numérique » de M. Mérabet devrait décourager ton scepticisme :

“UN exposant jonglant avec un carré NEUF,

DEUX fractions simplifiées dansant près du grand HUIT,

TROIS impairs, au loto, misant tout le SEPT,

QUATRE cubes, aux dés, lorgnant le double SIX,

CINQ micros grésillant : bien reçu cinq sur CINQ […]” (8)

- B : Encore des objections ?

- A : Les chiffres sont des signes ?

- B : Tu ne contesteras pas maintenant que les chiffres comme les lettres, sont eux aussi des signes ?

- A : En vérité, jusqu’à présent, je n’avais pas réfléchi à cela, mais là alors que tu le spécifie...

- B : Alors que je le spécifie ?

- A : Et bien, je réalise que les chiffres sont des signes mathématiques.

- B : Des signes qui, comme le montre le texte de P. Dac que j’ai appris par cœur il y a des années, doivent être mis en rapport avec d’autres données pour signifier quelque chose. Écoute un peu :

     “Voici les chiffres communiqués par les services de la statistique et intéressant la période comprise entre le 2 juillet et le 4 septembre :

     543 285 ; 6 282 826 ; 1 285 938 743. 601 ; 6002 ; 603 ; 604 ; 605 ; 106 ; 206 ; 306 ; 406 ; 506 ; 983 ; 882 ; 780 ; 680 ; 579.

     Nous ne savons pas du tout à quoi se rapportent ces chiffres, mais nous sommes heureux de les communiquer à nos lecteurs qui auront ainsi toute latitude de les adapter suivant leur goût ou leur appréciation…” (9).

- A : Mais au fait, les chronogrammes que l’on trouve sur nombre de bâtiments anciens notamment en Allemagne et aux Pays-Bas autrichiens…

- B : Les chronogrammes sont très rarement utilisés aujourd’hui. Pourtant, ils continuent à captiver certains amoureux des jeux de lettres comme K. Frigs qui leur consacre un site internet dans lequel sont écrits des textes tels :

“EVROPA

MEMENTO

QVA ORIGINE

SIS” (10),

soit V + M + M + V + I + I + I = 5 + 1000 + 1000 + 5 + 1 + 1 + 1 = 2013, date d'écriture de ce dernier. Mais, peu importe, quoi qu'il en soit, bien sûr, les chronogrammes sont au cœur de notre sujet. […]


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(1) Doit-on le dire, in E. Labiche, Théâtre II, Paris, Robert Laffont, 1991, pp. 815-816.

(2) D. Leavitt, Le Comptable indien, Paris, Denoël & d’ailleurs, 2009, pp. 23-24.

(3) Pour exprimer le monde des mathématiques, “il faut un langage : celui des signes et des formules, ce que l’on prend d’ordinaire pour l’essence même de la science alors qu’il n’en est que son mode d’expression.”, R. Queneau, Œuvres complètes, tome 2, Paris, Gallimard, 2002, p. 528.

(4) J. Roubaud, ϵ, op. cit., p. 11.

(5) « Par un point situé sur un plan… », in « La géométrie de Daniel », in R. Desnos, Destinée arbitraire, Paris, Gallimard, 1975, pp. 147-148 :

“Par un point situé sur un plan /On ne peut faire passer qu’une perpendiculaire à ce plan. /On dit ça... /Mais par tous les points de mon plan à moi /On peut faire passer tous les hommes, tous les animaux de la terre / Alors votre perpendiculaire me fait rire. /Et pas seulement les hommes et les bêtes /Mais encore beaucoup de choses /Des cailloux /Des fleurs /Des nuages /Mon père et ma mère /Un bateau à voiles /Un tuyau de poêle /Et si cela me plaît /Quatre cents millions de perpendiculaires.”

(6) Par exemple : “Chaque point de chacun de nous coïncidait avec chaque point des autres en un point unique qui était celui-là où nous nous trouvions tous.”, I. Calvino, Cosmicomics, Paris, Gallimard, 2013, p. 69 ;

“Pour se compter, il faut quand même être un peu séparés les uns des autres, tandis qu’au contraire nous occupions tous le même point.”, Ibid., p. 70 ;

“[…] il ne peut pas entrer ne serait-ce qu’un grain de poussière en un point […]”, Ibid.

(7) M. Butor, « La quadrature du cercle à Parme ou le sfumato des mathématiques », cité dans un article de C. Huyghe : http://images.math.cnrs.fr/La-quadrature-du-cercle-a-Parme.html.

(8) « Fête numérique », in M. Mérabet, Les Mathifolades, Beauvais, L’Iroli éd., 2006, p.11. 

(9) « Statistique », dans L’Os à moelle, éd. Julliard, 1963, œuvre citée dans A. Duchesne, Th Leguay, Lettres en folie, op. cit., p. 246.

(10) http://www.chronogramme.de/index.htm

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Suite de l’article, dans la brochure : Écriture créative et mathématiques.

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