Discriminer les sons [ɛ̃] et [ɑ̃] avec G. Courteline (V. Thivin)

     G. Courteline (1858-1929) est un romancier et un dramaturge français. Son vaudeville Le Gora a été écrit en 1920.

     Le comique de cette pièce repose sur :

1/ les conséquences d’une mauvaise perception des nasales [ɛ̃] et [ɑ̃] ;

2/ la difficulté, en français oral, à distinguer les différents mots, qui dans toutes phrases prononcées, sont perçus comme agglutinés entre eux ;

3/ le risque de ne pas entendre où les liaisons entre les mots se trouvent ;

4/ la probabilité de faire des liaisons incorrectes.


RAPPEL DE LA SITUATION (1) :


     Bobéchotte est la jeune maîtresse de Gustave.

a/ Comme cette dernière ne connait pas le substantif « angora » prononcé par la concierge qui lui a fait cadeau d’un chaton de cette race, elle commence par confondre les sons [ɛ̃] et [ɑ̃].

b/ Comme en français, l’article indéfini masculin singulier « un » se prononce [ɛ̃], bobéchotte commet une seconde erreur : elle coupe le mot « angora » qu’elle perçoit [ɛ̃ɡoʁa] pour en faire « un gora ».

Cette double méprise entravera la compréhension de son discours. Ainsi quand Bobéchotte rapportera à son amant que la concierge lui a fait cadeau d’un « gora », bien que l’animal soit vu dans ses bras, Gustave ne saisira pas ce que sa maîtresse désire lui signifier :

“BOBÉCHOTE à Gustave son amant : […] la concierge […] m’a donné… - devine quoi ? – un gora !

GUSTAVE. - La concierge t’a donné un gora ?

BOBÉCHOTE. - Oui, mon vieux.

GUSTAVE. - Et qu’est-ce que c’est que ça, un gora ?

BOBÉCHOTE. - Tu ne sais pas ce que c’est qu’un gora ?

GUSTAVE. - Ma fois, non.

BOBÉCHOTE. - […] c’est un chat[.]

GUSTAVE.- Ah !... Un angora, tu veux dire.”, Courteline (G.), Le Gora, Paris, Hatier, 2011, p. 10.


RAPPEL DE LA SITUATION (2) :


     Suite à la correction apportée par Gustave qui accentue son articulation du [ɛ̃] et du [ɑ̃] audible dans « angora », Bobéchotte distinguera parfaitement les deux sons.

Cependant, la jeune femme, percevra également le [n] de liaison prononcé par son amant lorsque ce dernier lui dit que l’animal dont elle faisait mention était “un angora” [ɛ̃nɑ̃ɡoʁa]. Ne comprenant pas qu’il s’agit d’un [n] de liaison, Bobette suppose que le mot qu’elle vient d’apprendre commence donc par la lettre « n ». À partir de ce moment, en toute logique, lorsque la jeune femme parlera du chaton, elle emploiera donc le terme inexistant « nangora » :

“BOBÉCHOTE. - Le petit nangora que m’a donné la concierge, […] il n’y a pas mieux. Un vrai amour de petit nangora figure-toi ; pas plus gros que mon poing, avec des souliers blancs, des yeux comme des cerises à l’eau-de-vie, et un bout de queue pointu, pointu, pointu, comme l’éteignoir de ma grand-mère… Mon Dieu, quel beau petit nangora !

GUSTAVE. - Je vois, au portrait que tu m’en traces, qu’il doit être, en effet, très bien. Une simple observation, mon loup ; on ne dit pas : un petit nangora.

BOBÉCHOTE. - Tiens ? Pourquoi donc ?

GUSTAVE. - Parce que c’est du français de cuisine.

BOBÉCHOTE. - Eh ben, elle est bonne, celle-là ! Je dis comme tu m’as dit de dire.

GUSTAVE. - Oh ! mais pas du tout ; je proteste. Je t’ai dit de dire un angora, mais pas : un petit nangora. (Muet étonnement de Bobéchotte) C’est que, dans le premier cas, l’a du mot angora est précédé de la lettre n, tandis que c’est la lettre t qui précède, avec le mot petit.

[…]

BOBÉCHOTE, haussant les épaules. - En voilà des histoires ! Qu’est-ce que je dois dire, avec tout ça ?

GUSTAVE. - Tu dois dire : un petit angora.” Ibid., p. 12.


     Après cette réplique de Gustave, Bobéchotte réitèrera bien sûr son erreur et recourra cette fois au mot (également inexistant) « tangora » toutes les fois où elle mentionnera l’animal :

“BOBÉCHOTE. - […] J’ai envie de l’appeler Zigoto.

GUSTAVE. - Excellente idée !

[…]

BOBÉCHOTE. - Et ça dit bien ce que ça veut dire. Oui, je crois que pour un tangora, le nom n’est pas mal trouvé. (Elle rit).

BOBÉCHOTE. - Pour un quoi ?

GUSTAVE. - Un tangora.

BOBÉCHOTE. - Ce n’est pas pour te dire des choses désagréables mais, ma pauvre cocotte en sucre, j’ai de la peine à me faire comprendre. Fais donc attention, sapristoche ! On ne dis pas : un tangora.

BOBÉCHOTE. - Ça va durer longtemps, cette plaisanterie-là ?

GUSTAVE, interloqué. - Permets…

BOBÉCHOTE. - Je n’aime pas beaucoup qu’on s’offre ma physionomie, et si tu es venu dans le but de te payer mon 24-30, il vaudrait mieux le dire tout de suite.

GUSTAVE. – Tu t’emballes ! Tu as bien tort ! Je dis : « On dit un angora, un petit angora ou un gros angora » ; il n’y a pas de quoi fouetter un chien, et tu ne vas pas te fâcher pour une question de liaison.”, Ibid., pp. 13 et 14.


BILAN :


     À la lecture de tels énoncés, un apprenant pourra dans un premier temps se montrer un tant soit peu inquiet face à tant de difficultés (et ce, même pour un locuteur français). Cependant, le comique du texte désamorcera facilement cette appréhension somme toute légitime.

Le texte de G. Courteline offre par ailleurs de façon sous-jacente, matière à éviter les pièges dans lesquels Bobéchotte ne cesse de tomber. Grâce à cette pièce, l’apprenant en FLE pourra en effet retenir que :

1/ À l’oral, à l’exclusion des verbes assez facilement identifiables, les noms communs inconnus non précédés d’articles qui sembleraient commencer par [œ̃] et [ɑ̃] sont très certainement à reconsidérer en tant que terme commençant par le phonème suivant :

-----

          Exemples :

          [ʒøkaʁɛsɛ̃nɑ̃ɡoʁa] : Je caresse un nangora > Je caresse un angora ;

          [ʒɔbsɛʁvɛ̃navjɔ̃] : J’observe un navion > J’entends un/avion ;

          [ʒømɑ̃ʒɛ̃nananas] : Je mange un nananas > Je mange un/ananas.

-----

Cette leçon pourra en outre être élargie aux articles définis et indéfinis pluriels « les » et « des ». Dans ce cas, la liaison s’entendra [z].

2/ Si un adjectif se terminant par une voyelle suivie d’une consonne non prononcée, est placé devant un nom dont la première syllabe est une vocoïde, une liaison est à effectuer entre la dernière lettre de cet adjectif et la première syllabe de ce nom :

-----

          Exemples :

          Je caresse un bel angora > [ʒøkaʁɛsɛ̃bɛlɑ̃ɡoʁa] ;

          J’observe un gros avion > [ʒɔbsɛʁvɛ̃ɡʁozavjɔ̃] ;

          Je mange un petit ananas > [ʒømɑ̃ʒɛ̃pøtitananas].

-----