Willy Urbain : une rencontre (B. Dufeu)

Tout a commencé de manière singulière, j’avais depuis trois ans dans mon cours de français à l‘Université Populaire de Wiesbaden, une participante qui était venue les deux premières années avec son fils. Celui-ci était parti en France depuis un an pour y faire des études de psychologie. Elle me tendit un jour, après le cours, un numéro de la revue Psychologie (Nr. 68 de septembre 1975) et ajouta : « Burkhard m’a donné cette revue et m’a dit qu’il y avait un article qui t’intéresserait. » Il s’y trouvait, en effet, un article de Pierre F. Moreau intitulé L’expression spontanée. Une nouvelle méthode d’enseignement des langues qui relatait une expérience qui avait eu lieu du 20 janvier au 21 mars 1975 au CREDIF(1) . On y parlait non seulement du CREDIF mais aussi de l’utilisation du SUVAG-LINGUA de Petar Guberina. Ayant participé en 1971 et en 1973 à des stages du CREDIF et en 1974 à un stage chez Petar Guberina pour approfondir mes connaissances sur la méthode verbo-tonale, cet article faisait résonance en moi. Je disposais, de plus, à l’université de Mayence, d’un prototype d’une nouvelle version du SUVAG-LINGUA que j’utilisais pour la correction phonétique.

Je pris donc contact, lors d’un séjour à Paris, avec l’une des deux psychologues qui avaient participé à l’expérience du CREDIF. Elle m’expliqua que cette expérience n’aurait pas de suite dans le cadre du CREDIF, les chercheurs ayant d’autres projets, mais elle fit la remarque suivante : « Je pense qu’il y aurait quelque chose à creuser ».

J’entrai alors en contact avec Willy Urbain, ce qui conduisit à une expérience d’enseignement du FLE de deux semaines du 18 au 30 juillet 1977, à raison de cinq heures par jour, six jours par semaine. Cette expérience fut filmée dans sa totalité afin de pouvoir ensuite l’analyser.


Le champ d’activité de Willy Urbain

Willy Urbain (1928 - 1993) avait été élève de Charles Dullin et était professeur d’art dramatique. En 1974, il avait créé le CESDEL (Centre d’expression dramaturgique et linguistique) à Paris. Lorsque je fis sa rencontre, en 1976, il avait trois types d’activités :

- Il était professeur d’art dramatique et proposait en soirée ou en week-end un entraînement qui s’adressait avant tout aux acteurs.

- De temps en temps il organisait des conférences sur l’art dramatique, la relaxation, l’Expression Spontanée ainsi que, dans le cadre de week-ends, des séminaires de dramaturgie, d’introduction à l’Expression Spontanée ou d’application des techniques de l’Expression Spontanée à l’apprentissage des langues.

Des cours individuels d’anglais, animés par deux anglophones, étaient également proposés dans le cadre du CESDEL.

Dans le domaine de l’apprentissage des langues avec un groupe, Willy Urbain dirigea uniquement deux expériences d’Expression Spontanée : celle du CREDIF en 1975 et celle de Mayence en 1977.

- Willy Urbain vivait essentiellement de la pose de voix(2) . Il établissait, en filtrant la voix de ses clients (des acteurs et des avocats en particulier) à l’aide du Suvaglingua de Petar Guberina, un profil préférentiel de ceux-ci, c’est-à-dire un profil vocal qui avait comme critère principal le bien-être dans l’écoute de sa propre voix. Sur ce profil, les clients parlaient ou lisaient des textes à voix haute pendant une quinzaine de séances entendant leur voix filtrée en fonction de ce profil préférentiel. L’audition agissait sur la phonation et ce processus permettait aux clients de s’exprimer avec une voix dans laquelle il se sentait mieux.

Il est fort regrettable qu’avec la disparition de Willy Urbain, ce savoir-faire ait disparu, car ses effets étaient parfois impressionnants.


Les sources de l’Expression Spontanée

Une remarque préliminaire me semble essentielle : comme la majorité des créateurs des approches non conventionnelles des langues étrangères(3) , Willy Urbain n’était pas professeur de langues vivantes. Cela représentait un certain avantage, car il n’était pas limité dans son approche par toutes les idées préconçues et les « évidences » que nous avons en tant que professeurs de langues sur la méthodologie de l’enseignement des langues, par exemple sur les notions de sélection ou de progression des contenus.

L’Expression Spontanée développée par Willy Urbain reposait sur deux sources principales :

- Le psychodrame de Jacob Levy Moreno auquel il emprunta les notions de spontanéité créatrice et d’expression spontanée.

- L’analyse des fonctions dramaturgiques d’Etienne Souriau(4)  qui lui permettaient d’analyser le développement des forces dramaturgiques dans un drame ou dans un exercice tel que le double.

Sa formation dramaturgique le conduisit à l’utilisation de masques neutres au début de l’apprentissage des langues afin, entre autres, de faciliter la concentration et l’écoute, ainsi qu’à des exercices de diction à partir de textes dramatiques.


Une approche aux accents révolutionnaires

Willy Urbain indique dans différents écrits qu’à travers le développement de l’Expression Spontanée, il lutte contre le « Système » qui s’exprime à travers nos différentes institutions :

« Le propos de l’Expression Spontanée a été, dès le départ, et demeure la mise au point et la maîtrise toujours plus grande d’une technique authentique qui permette la réalisation pratique quotidienne d’un idéal pédagogique de subversion du Système. » Urbain, W. (1979b) : En déclinant Moreno. Décembre 1979, p. 16.

Alors que la thérapie a pour but la « réintégration au système. Le nôtre est de désintégration de ce système » Urbain, 1979b, p.7 note 8.

Il prône donc en pédagogie la révolution et la subversion du système : « Par contre, elle [l’Expression Spontanée] est résolument, révolutionnairement et, pour tout dire, subversivement pédagogique. » Urbain, W., 1979b, p. 6.

C’est, selon W. Urbain, ce caractère subversif de l’Expression Spontanée qui explique les réticences des autorités institutionnelles à son égard (contenu de la note 8 liée à cette citation).

Il présente l’aspect destructeur du « Système » jusque dans la fonction de la maternité, auquel il va faire largement référence dans l’acquisition de la langue maternelle et dans son adaptation à l’apprentissage des langues étrangères. Ainsi il évoque les « femmes qui ont mesuré la duperie égoïste de la maternité […] ont adopté en toute autonomie et maîtrise la position éthique supérieure du refus de la maternité dans un Système dont la raison d’être est de la dévoyer. » Urbain W. (1979a) : Didactique des Langues II, p. 25.

Face à cette oppression, à cette « soumission au Système » (Urbain, W., 1979a, p, 99), l’Expression Spontanée va permettre de développer « l’autonomie et la maîtrise » de l’individu grâce au développement de la spontanéité créatrice obtenue à travers les exercices qu’il propose.

Selon Willy Urbain l’Expression Spontanée va bien au-delà de l’apprentissage des langues ou de la pose de voix, elle a une portée plus vaste, car elle est « entreprise de restauration de la relation pour la réhabilitation de la Personne Humaine. » Urbain, W., 1979a, p.105.


Un apprentissage de la langue étrangère inspiré de l’apprentissage de la langue maternelle

Willy Urbain précise qu’il ne s’agit pas de recréer les conditions d’acquisition de la langue maternelle, mais de s’inspirer des processus mis en œuvre lors de cette l’acquisition. Pour illustrer cette conception prenons les exercices des deux premiers jours lors de l’expérience de Mayence. Le premier jour l’agoniste (l’animatrice) dans le rôle du double(5)  a un rôle maternel et introduit le participant dans la langue étrangère en s’identifiant autant qu’elle le peut à celui-ci. Le deuxième jour, elle commence par doubler le participant comme la veille, puis elle tente d’amorcer un début de dialogue avec lui en se plaçant sur sa gauche. Alors intervient le deuxième animateur, placé en face du protagoniste, il adopte une attitude d’opposition par rapport à l’ébauche de dialogue entre le participant et son double. Il essaie de provoquer une réaction du participant, l’animatrice s’étant replacée derrière celui-ci pour le soutenir. Ce deuxième animateur revêt une fonction paternelle et est considéré comme représentant du monde extérieur(6). Il doit, par son intervention, faire sortir le participant de la « matrice » dans laquelle il se trouve enfermé avec la personne qui le double et lui permettre de s’ouvrir au monde extérieur et ainsi de passer d’une « autonomie fermée » à une « autonomie ouverte ». Willy Urbain appelle cet exercice L’Agonistat par focalisation parentale.

Willy Urbain accorde à cette approche des effets inégalables : « L’agonistat par focalisation parentale (A.P.F.P.) est d’une telle efficience que tout autre procédé de démarrage est un véritable crime de lèse-apprentissage ». Urbain, W., 1979a, p.96.

C’est pourquoi l’équipe de formation se composait d’un directeur de séance (Willy Urbain), qui jouait un peu le rôle de metteur en scène(7), et de deux agonistes (animateurs).


Le déroulement du cours d’Expression Spontanée de Mayence

Voyons pour illustrer ces fondements le cours d’Expression Spontanée de Mayence. Chaque journée commençait par une relaxation de type schultzien (training autogène), puis elle était suivie d’exercices de diction autour de deux extraits de L’Avare de Molière et de deux poèmes : Demain, dès l’aube de Victor Hugo et Green de Verlaine. Ces exercices occupaient parfois plus d’une heure de cours par jour. Ils s’avérèrent parfaitement inadéquats en raison du niveau de langue des participants, de leur longueur et du manque d’adéquation par rapport aux participants.

Le premier jour, chaque participant fut doublé par l’animatrice, introduisant chacun individuellement dans la langue étrangère. Le lendemain le travail fut également individuel, mais il fut complété par l’intervention d’un second animateur qui tentait de provoquer la réaction du participant en s’immisçant dans le dialogue ébauché entre l’animatrice et lui. Ensuite vinrent des exercices dits de triangle et de losange qui conduisirent à la rencontre de deux participants. La seconde semaine commença par une technique de miroir, puis de renversement de rôles. Le cours se termina par une rencontre entre le Petit Prince et le renard de Saint-Exupéry.

La langue naissait spontanément en fonction des participants dans le groupe, elle suivait leurs désirs d’expression. Les exercices d’Expression Spontanée servaient de cadre à cette expression. La correction linguistique se faisait à travers les propositions de l’animatrice en double. Fidèle à une perspective qui se voulait proche de l’apprentissage naturel d’une langue, l’ensemble du cours se passa de manière exclusivement orale, aucune activité écrite ne fut faite pendant ce cours. Les seuls textes écrits dont disposèrent les participants furent les deux poèmes utilisés dans le cours et les deux extraits de L’Avare de Molière.

L’expérience de Mayence fut passionnante même si elle fut parfois houleuse. Un des problèmes vint, entre autres, du fait que Willy Urbain avait des difficultés à expliquer les fondements de son travail, ces fondements étant d’ordre dramaturgique et psychodramatiques. Dès le matin du troisième jour, pendant la pause du matin, des participants posèrent des questions à Willy Urbain sur la façon de travailler, car ils avaient tous comme référence la manière classique d’enseigner les langues avec un manuel et ils se sentaient un peu perdus. Les réponses de Willy Urbain aux questions des participants pendant les pauses ce matin-là et les jours suivants furent souvent sibyllines ou en décalage avec la question. Deux participants sur douze quittèrent le groupe à la fin de la première semaine et deux autres restèrent parce qu’ils n’osèrent pas faire le pas. Mais nous pûmes constater chez certains participants des phénomènes d’apprentissage qui nous posaient question.

Les relations avec Willy Urbain cessèrent au printemps 1980. Il avait déjà exprimé certaines réticences lorsque pendant le stage de juillet, en 1977, je lui avais annoncé que j’allais me rendre quelques jours au Laboratoire de phonétique dirigé par Raymond Renard à Mons pour mieux comprendre leur propre utilisation du SUVAG. Lorsque je lui communiquai en mars 1980 que j’allais suivre un stage de suggestopédie chez Fanny Saféris(8) afin de mieux connaître cette approche, il vécut cette annonce comme une non-reconnaissance de l’excellence de son travail. Comment pouvais-je aller voir quelqu’un d’autre, alors que, selon lui, je disposais de la meilleure approche des langues qui soit ?


Une rencontre à l’origine d’une passionnante aventure

Cette expérience marqua pour ma femme et moi un tournant dans notre approche de la pédagogie des langues et remit profondément en cause notre conception de l’apprentissage. Ce n’était pas seulement nos hypothèses d’apprentissage qui étaient ébranlées, mais également la relation pédagogique entre enseignant et participants et notre fonction dans ce cadre. Le doute s’installa donc sur notre pratique et nous conduisit progressivement à changer fondamentalement celle-ci.

Depuis plus de quarante ans, nous continuons à développer ce que nous avions appelé alors la « Psychodramaturgie Linguistique »(9) (PDL), un terme qui fait souvent peur en raison du « psy » et du « dramaturgique ». Nous voulions, à l’époque, indiquer les sources spécifiques de notre travail ; nous étions dans une phase de recherche et nous ne pensions pas que nous développerions une approche qui serait un jour utilisée par d’autres personnes.

Nous avons dû modifier et élargir les exercices utilisés au début de l’apprentissage, en remplacer certains, en créer de nouveaux, non seulement pour les débutants mais aussi pour les participants avancés, préciser les fondements méthodologiques qui sous-tendent notre pratique et mettre en place une formation pour les transmettre. Cette expérience a constitué pour nous un point de départ sur un chemin captivant et riche en découvertes que nous poursuivons aujourd’hui encore avec la même passion.

Un grand merci donc à ce « Fou du FLE » que fut Willy Urbain.


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1.  L’expérience du CREDIF se déroula sur 120 heures à raison de trois heures par jour et de cinq jours par semaine. Un rapport rédigé par R. Bel-Coridian et G. Gavelle (1978): Réflexions sur l’expression spontanée, in V. Ferenzi (édit.) : Psychologie, langage et apprentissage. Paris, CREDIF, 1978, pp. 103 -162 relate cette expérience sous un angle essentiellement psychologique.

2. Willy Urbain(1975): Suvaglingua et pose spontanée de la voix. In Revue de phonétique appliquée. Mons, N° 33-34, pp. 81-106.

3. Caleb Gattegno, le créateur de Silent Way, était mathématicien ; James Asher, créateur de Total Physical Response, était psychologue ; Charles Curran (Community Language Learning) était psychothérapeute ; Geogi Lozanov (Suggestopédie) était psychiatre ; seul Stephen D. Krashen (Natural Approach) en tant que psycholinguiste travaillait dans le domaine de l’enseignement des langues.

Voir, à ce sujet, Dufeu, Bernard (1996) : Les approches non conventionnelles des langues étrangères, Paris, Hachette.

4.  Etienne Souriau, Etienne (1950) : Les deux cent mille situations dramatiques. Paris, Flammarion.

5. Le double est une technique issue du psychodrame dans laquelle l’animatrice se place derrière le participant pour l’aider à s’exprimer.

6. Les fondements de la fonction maternelle et paternelle sont issus de la psychanalyse.

7. Willy Urbain qualifie le rôle du directeur de „démiurge distancié“ par rapport au rôle des agonistes. Urbain, 1979, p.26.

8. Voir : Fanny Saferis (1978) : Une Révolution dans l’art d’apprendre. Paris, Robert Laffont. Livre sur la suggestopédie.

9. Pour plus d‘information voir: https://www.psychodramaturgie.org/fr/