Classes de FLE et jeux littéraires (V. Thivin)

[…L]e jeu doit contribuer à un apprentissage que nous définissons comme un processus d’acquisition de connaissances ou de comportements nouveaux sous l’effet des interactions avec l’environnement.”

L. Sauvé et D. Kaufman, Jeux et simulations éducatifs. (1)

 

     Au début des années 1970, le public des classes de FLE se diversifie. Entre 1975 et 1980, des recherches linguistiques sont menées. Elles aboutissent d’une part au Threshold level anglais, et côté francophone, au Un Niveau-Seuil élaboré dans sa majeure partie par des membres du Centre de recherche et d'étude pour la diffusion du français (CRÉDIF). C’est dans ce contexte que le Conseil de l’Europe recommande aux enseignants de recourir à des techniques axées sur le « notionnel-fictionnel ». Dès lors, de nouvelles méthodes dont Cartes sur tables de R. Richterich et B. Suter, première à privilégier une « approche communicative », sont imaginées.

     Dans le même temps, les didacticiens du BELC portent leurs réflexions sur la créativité et l’utilisation potentielle des jeux en classes de langues. Les résultats de leurs travaux s’inspirant à la fois des recherches linguistiques et des pratiques éducatives non standards, sont immédiatement testés lors de stages pédagogiques. Les activités proposées continuent d’accorder une place de choix aux plaisirs créatifs que permet le langage tout en ne rejetant pas pour autant l’apprentissage des discours pragmatiques. C’est sur certains de ces travaux que portera notre analyse.


Jouer avec la langue


“La parole est l’un des premiers jouets ; c’est aussi un jouet qui se prête à une créativité infinie.”,

Fr. Debyser. (2)


Les propos décisifs tenus par Fr. Debyser et J.-M. Caré dans Jeu, langage et créativité

     En janvier 1976, dans l’objectif d’améliorer la pédagogie des classes de langues, Fr. Debyser, J.-M. Caré, C. Estrade, A. Lamy, A. Reboullet, J. Verdol et D. Vever, tous membres du Bureau pour l'Enseignement de la Langue et de la Civilisation Françaises (BELC) réfléchissent à la possibilité de recourir aux jeux. La réflexion de ces sept didacticiens devait conduire à une prise de conscience : toute activité ludique est susceptible de participer à des apprentissages langagiers. Une nouveauté ? Incontestablement et ce d’autant plus que l’aboutissement de cette réflexion amenait le groupe à constater qu’en classe, bien des jeux connus pouvaient être utilisés soit tels quels, soit à peine modifiés.

Bien sûr, cette observation n’empêcha pas Fr. Debyser, J.-M. Caré, C. Estrade, A. Lamy, A. Reboullet, J. Verdol et D. Vever d’inventer de nouveaux jeux. D’ailleurs, le numéro 123 du Français dans le monde paru en août 1976 et intitulé « Jeux et enseignement du français », rapporte les inspirations et créations du groupe. Quelque temps plus tard, ce sera en s’appuyant sur le contenu de ce numéro que sera composé Jeu, langage et créativité.

L’ouvrage fut publié pour la première fois en 1978. Les pages qui vont suivre s’intéresseront aux recherches menées par Fr. Debyser qui considère certains procédés littéraires comme des jeux dont la pratique serait des plus profitable en classe de FLE.


     Le premier chapitre écrit par le didacticien souligne tout d’abord que jusqu’alors, l’utilité des jeux en classes de langue avait très peu été reconnue et, qu’exception faite des « jeux d’esprit », les concepteurs de jeux n’avaient, par le passé, pas pris le langage comme matière potentielle de base. Ce fait mentionné, Fr. Debyser élargit sa discussion aux sciences du langage : avant l’analyse de B. Kirshenblatt Gimblett (3), les linguistes ne référaient aux jeux que pour constater que les langues elles aussi répondaient à des règles. Fr. Debyser pense que ces deux réalités trouvent une explication dans le fait que les jeux, et en particulier les jeux de mots, ne sont pas considérés comme sérieux. Pourquoi ? Parce que dans nos sociétés, l’idée de plaisir pose souvent problème.

Le didacticien poursuit : même lorsqu’elle s’était penchée sur l’éducation, la psychologie n’avait que très peu abordé le sujet. K. Gross avait bien sûr réussi à défendre que pour l’enfant le jeu est un entraînement qui prépare à la vie adulte. Mais, Fr. Debyser rappelle que les propos tenus par D. W. Winnicott au sujet de l’« objet transitionnel », n’avaient pas été étendus au langage.

Côté pédagogie pure, même constat. Certes, les défenseurs de l’Éducation nouvelle avaient déjà recouru aux jeux. Toutefois, la plupart du temps, même dans ce cadre, la pratique d’activités ludiques n’avait pour autre visée que de détendre les jeunes entre deux moments d’apprentissage. Or, ce n’est pas cet aspect des jeux qui intéresse Fr. Debyser. Pour le didacticien, beaucoup de jeux mettent en situation d’énonciation et c’est cet aspect qu’avec ses collègues du BELC, il chercha à exploiter pour enseigner les langues.

    

     Fr. Debyser qui poursuit son exposé dans le chapitre 3, établit nette une distinction entre « jouer sur les mots » et « jouer avec les mots ». « Jouer sur les mots » lui semble impossible à réaliser avec des apprenants en FLE de petit niveau car ces derniers ne possèdent ni un lexique ni une culture suffisante à la production comme à la compréhension de tels jeux. Aussi le didacticien choisit-il de circonscrire son analyse au « jeu avec les mots » qui, eux, peuvent être pratiqués avec des apprenants débutants comme avec des apprenants avancés.

De cet atout naît cependant un risque situé à l’étape du choix des jeux. Trop simples, pour certains niveaux, ils ennuieront et ne seront jamais pris au sérieux. Trop compliqués pour d’autres, ils demeureront inexécutables. Deux solutions pour éviter ces écueils. La première consiste à faire imaginer un jeu aux apprenants. Ainsi, pour reprendre un exemple donné par Fr. Debyser lui-même, des apprenants qui auront à composer des phrases sur le modèle de « Turlututu chapeau pointu » s’amuseront sans aucun doute beaucoup plus que s’il ne leur était demandé que de répéter le passage de la comptine. La seconde est de chercher chez les écrivains et les poètes des modèles de « jeux avec les mots ».

    

     Dans le chapitre 5, Fr. Debyser donne des exemples. Parmi ceux inventés par le didacticien, nous en retiendrons quatre construits à partir de quatre formes d’écriture déjà éprouvées.

Le premier, que Fr. Debyser nomme « armalon » (4) est une sorte d’anagramme de syllabes.

Expliquons-nous : pour créer un « armalon », il faut :

  1. Écrire 4 mots de trois syllabes sur 4 morceaux de papier. Fr. Debyser offre en exemple : pantalon, escalier, écriteau et armurier ;

  2. Découper ces mots en trois parties de telle manière que leur voyelle centrale soit isolée des autres groupes de lettres les formant. Dans le cas présenté par Fr. Debyser, nous obtenons : pant / a / lon, esc / a /lier, écr / i / teau, arm / u / rier ;

  3. Les premières parties de mots sont mélangées ensemble et placées les unes en dessous des autres dans la première colonne d’un tableau en contenant trois. L’opération est réitérée avec la troisième partie des mots qui sera rapportée dans la troisième colonne. Nous aboutissons alors à :

  4. Les voyelles isolées sont placées au centre des mots disloqués :


  5. Les joueurs pourront alors relier les différentes parties d’origine comme ils le souhaitent. Dans le cas décrit, nous obtiendrions donc : « Armalon », « Armilon », « Armulon », « Escalon », « Escilon », etc.

  6. Reste maintenant aux joueurs d’imaginer des définitions pour ces mots. D’abord énoncées à l’oral, elles pourront ensuite être rapportées à l’écrit à la manière d’énoncés de dictionnaires


« Le mariage chinois » (5) repose sur le principe des « petits papiers » surréalistes. (6) Le jeu décrit par Fr. Debyser se déroule en 9 phases. Les consignes sont transmises par l’enseignant. Celui qui écrit ne voit pas ce que les autres apprenants ont noté avant lui : […]

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(1) L. Sauvé et D. Kaufman, Jeux et simulations éducatifs, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2010, p. 19.

(2) Fr. Debyser, Jeu, langage et créativité, Paris, Hachette, 1991, p. 8.

(3) B. Kirshenblatt Gimblett dans Speech Play : research and resources for studying linguistic creativity, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1976.

(4) Cf. J.-M. Caré, Fr. Debyser, Jeu, Langage et créativité, op. cit., p. 124.

(5) Cf. ibid., p. 132.

(6) Sa variante « Le cadeau refusé » ainsi que « Le conte » sont également à rattacher à la technique des « petits papiers ». Cf. ibid., p. 133.

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Suite de l’article, dans la brochure : Classes de FLE et jeux littéraires (1).

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