Puisque tous les mots ont leurs mots à dire… (M. Argaud / V. Thivin)

     « “Tous les mots ont leurs mots à direˮ, Edmond Jabès » me rétorque soudainement M. Argaud alors que nous nous entretenons au téléphone. Et voilà notre pâtre vagabond (l’appellation est de l’intéressé lui-même) qui me mène, sans que je ne l’aie prévu, sur le chemin de la créativité poétique.

Mine de rien, avant de véritablement me conduire dans cette voie, M. Argaud me rappelle quand même qu’E. Jabès, auteur juif égyptien d’expression française né au Caire en 1902 et naturalisé français en 1967, est souvent qualifié d’écrivain de l’ineffable. Ineffable par choix de ne pas tout dire afin de laisser à ses lecteurs une liberté conduisant aux questionnements et interprétations personnelles de ses écrits. Ineffable par contrainte aussi, car les mots ne peuvent jamais pleinement et définitivement exprimer la vérité des choses. Cependant, pour E. Jabès, cette impossibilité n’est en rien à considérer comme dommageable, mais à appréhender comme une qualité permettant à tous de réfléchir, de ressentir et de donner à chaque mot des sens non figés dans le temps, des sens intimes, des sens éphémères. Grâce à cela, “le livre n’est pas, la lecture le créeˮ (Le Livre des questions). Le fait est heureux car, pour reprendre un autre texte de l’auteur, l’“idée cloue le poème au sol, crucifie le poète par les ailes. Il s’agit, pour vivre, de trouver d’autres sens au mot, de lui en proposer mille, les plus étrangers, les plus audacieux, afin qu’éblouis, ses feux cessent d’être mortelsˮ (Le Seuil, « Portes de secours »).

Ces premières précisions apportées, M. Argaud poursuit avec M. Leiris (né juste un an avant E. Jabès) et, plus particulièrement avec une œuvre de l’auteur nommé « Satrape » par le Collège de 'Pataphysique en 1957 : Langage tangage ou ce que les mots me disent. « Tangage », M. Argaud s’empare aussitôt du vocable dont la définition (« mouvement alternatif d’un navire dont l’avant et l’arrière plongent successivement ») s’accorde parfaitement à notre discussion centrée sur l’imprécision sémantique des mots. Cette non unicité de signification inspire M. Leiris. Pour l’auteur en effet : “Pas de plaisir d’écrire si, sachant d’avance ce que l’on a à dire et n’ayant pas à inventer la manière de le dire, on procède à coup sûrˮ (Langage tangage ou ce que les mots me disent). Cela ne signifie pas pour autant que l’écrivain-poète compose au hasard. Car, pour M. Leiris, les mots sont chargés d’une énergie se multipliant à l’infini au contact de certains autres. Aussi les poètes ont-ils pour lui le devoir de contribuer à la sublimation de ce potentiel et, pour ce faire, doivent “[d]écouvrir des mots-antennes [et] les juxtaposer de façon à produire de nouveaux courantsˮ (Simulacre).

C’est en cela, ajoute M. Argaud sur le ton d’une espiègle connivence, que le « langage t’engage » ; t’engage à des rapprochements aussi heureux et éloquents que divertissants et inattendus ; t’engage sur les chemins de l’inconscient (n’oublions pas à ce sujet que M. Leiris fut lié au surréalisme) ; t’engage également à créer et à jouer avec la langue.

     Ces paroles à peine prononcées, M. Argaud m’entraîne du côté de Glossaire j’y serre mes gloses. Avant que je ne saisisse parfaitement le pourquoi de cette référence, M. Argaud annonce : « le fragment maximal d’un mot est la lettre ». Et sans plus de commentaires, le poète pédagogue me plonge en plein jeu des définitions. Enthousiaste, l’infatigable ami des mots me rappelle de précédentes explorations et belles trouvailles :

Micro : Cri, moi, roi, croi(t), ri(t).

Le micro « cri mon moi qui se croit devenu roi »

Mais aussi quand il ne fonctionne pas, le micro « rit de moi ».

À cet instant, l’esprit inventif de M. Argaud est en effervescence. Les textes anciennement créés et réveillés sont remaniés encore et encore :

Gloire : l’or, loi, roi, loir, Loire, groie, geôle, oie, rigole :

« Groie et Loire : or des rois et gloire »,

« Or et lois font Gloire et roi »,

« Quand vous avez la gloire, vous pouvez rigoler », …

Les possibilités sont encore nombreuses. Seulement, nous savons tous deux que notre conversation doit prendre fin. Alors, pour terminer avec panache, M. Argaud suggère de faire se côtoyer les mots « gloire » et « exil » qu’il propose d’attacher à Napoléon :

« La gloire, c’est la loi, l’or, puis l’exil,

La gloire s’achève sur l’île d’Aix et la geôle de l’ex Il ».


     À votre tour maintenant de composer de semblables définitions. Et pour commencer, pourquoi ne pas faire vos premiers pas avec les mots « découverte » (1), « enchanteur » (2) ou « enlèvement » présents dans le titre de trois œuvres dues au poète oulipien J. Roubaud ?


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(1) Petit traité invitant à la découverte de l’art subtil du go (avec P. Lusson et G. Perec, 1969),

(2) Graal théâtre I et II : Joseph d’Arimathie, Merlin l’enchanteur (avec Fl. Delay, 1981),

(3) L'Enlèvement d'Hortense (1987).